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Return to Equinoxes, Issue 12: Printemps/Été 2009
Article ©2009, Mathilde Labbé

MATHILDE LABBÉ, Université de la Sorbonne - Paris IV

apport des corpus non littéraires à l'étude de la réception des œuvres littéraires : Baudelaire de la critique au marketing

 

         Si l'étude des textes classiques, c'est-à-dire des œuvres parvenues à une reconnaissance consensuelle sur le plan critique, constitue bien la plupart du temps la tâche privilégiée des études littéraires, le chercheur doit souvent, lorsqu'il s'agit de rendre compte de la renommée même des œuvres, se faire historien de la littérature et d'autres formes culturelles. Il suffira, pour s'en convaincre, de considérer l'une des nombreuses collections scolaires intitulées « classiques » et de constater la part du paratexte consacrée à l'étude du contexte historique, aux comparaisons et aux rapprochements avec des faits ou des œuvres littéraires et non littéraires, ou à la filmographie s'il y a lieu. Pour Italo Calvino, les classiques sont ainsi « des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée dans la ou les cultures qu’ils ont traversées […]. » (Calvino 9). Les classiques forment un rayonnage nécessairement interdisciplinaire de la bibliothèque littéraire. A l'intersection de l'histoire littéraire et de la sociologie, ils constituent un enjeu méthodologique intéressant pour la critique : ce sont les œuvres qui permettent d'interroger de manière constructive la notion incontournable et polémique de valeur littéraire. La valeur des classiques, a priori assurée par une série d'examens déjà réalisés par des critiques précédentes, est en même temps l'objet d'étude privilégié d'une enquête qui s'attacherait à décrire les processus de légitimation de l'œuvre. Or une telle démarche suppose que les textes critiques soient considérés comme des discours sujets à une analyse rhétorique et sociologique, et non pas seulement dans leur dimension herméneutique. La difficulté d'une telle entreprise fait apparaître la nécessité de confronter les corpus littéraires à des corpus non littéraires pour l'étude de la réception des œuvres. Comme en sociologie de la réception les études qualitatives ont depuis longtemps profité d'études quantitatives, les études de réception littéraires ont elles-mêmes bénéficié des corpus non littéraires qu'elles intègrent régulièrement. Nous nous attacherons ici à établir l'intérêt d'une approche qui, si elle est fréquente, apparaît trop souvent comme anecdotique ou accidentelle. Il s'agira de montrer pourquoi sociologie de la réception et études littéraires de réception ne peuvent faire l'économie l'une de l'autre. Nous nous intéresserons pour cela au cas privilégié de Charles Baudelaire, qui constitue aujourd'hui l'exemple d'un classique moderne, à la fois au sens esthétique et au sens courant de ces deux termes – le sens commun le considère comme classique par sa position dans le canon littéraire et comme toujours moderne par la durée remarquable de son influence. Si Baudelaire est présent dans la culture contemporaine, ce n'est pas seulement pour Les Fleurs du mal elles-mêmes mais aussi largement pour les œuvres créées à partir de celle-ci. Étudier les éléments et les dynamiques de la survie culturelle de cette œuvre implique donc de considérer des corpus empruntés à d'autres arts, à d'autres formes d'écriture, ou même à la statistique, qui éclaireront doublement sa postérité. D'abord, la diffusion, la citation et l'adaptation ne sont pas des processus neutres : l'étude des contextes dans lesquels l'œuvre est citée, exposée ou adaptée paraît nécessaire si l'on admet que le médium peut s'imposer au public comme relais et comme filtre dans son rapport à l'œuvre. Ensuite, la mesure quantitative de ces procédés de présentation et de reprise permet d'aborder la diffusion de l'œuvre en contournant provisoirement le caractère auto-réalisateur des jugements sur la valeur littéraire. L'étude que nous présenterons ici s'appuie en partie sur une analyse de la réception de « L'invitation au voyage », au cours de laquelle il nous est apparu que la recherche à l'intersection de plusieurs disciplines, sur un auteur dont les lecteurs sont aussi divers et nombreux que ceux de Baudelaire, était indispensable pour l'appréhension des publics de l'œuvre. Elle permet en effet de détailler l'identification des récepteurs en sortant de la bipartition entre critiques et grand public, d'aborder les réceptions créatrices comme des sources à part entière, et de donner une image de la réception non écrite par l'étude de la survie culturelle et l'exploitation des enquêtes statistiques.

Réception critique et réception par le grand public : de la bipartition au continuum

     Dans le cas de l'appréhension des publics, la critique à l'intersection s'impose pour la prise en compte d'un spectre étendu : il s'agira ici de l'intersection entre études littéraires de réception et sociologie de la lecture. Les premières se fondent traditionnellement sur la réception critique proche de la parution de l'œuvre. Pour le cas de Baudelaire, on dispose de plusieurs sommes concernant un corpus qui s'étend des critiques contemporaines de la publication des Fleurs du mal à 1917 environ. Un premier bilan de la critique contemporaine de l'œuvre a été réalisé en 1917 par Ernest Raynaud. William T. Bandy a analysé ensuite la réception de l’auteur et de l’œuvre par ses contemporains, puis s’est attaché, avec Claude Pichois, aux témoignages qui concernent l’homme dans l'ambiguïté de sa légende. Alfred E. Carter a poursuivi ce travail jusqu’en 1917. André Guyaux, lui, a analysé la fortune des Fleurs du mal auprès des trois premières générations de ses lecteurs. Henri Peyre, en 1962, a fait le point sur les essais parus entre les années 1920 et les années 1960. Il existe aussi quelques bibliographies parues autour des années 1960,1 et une bibliographie des exégèses des Fleurs du mal.2 Antoine Compagnon a enfin donné une synthèse des réceptions plus récentes, qu'il aborde sous l'angle des « légendes » de Baudelaire. La réception à l'étranger a également  fait l'objet de deux études.3 Dans ces enquêtes, les publics envisagés sont identifiés par nationalités, ou par leur appartenance à des cercles intellectuels et des revues. Dans son ouvrage, André Guyaux distingue ainsi quatre moments de la réception en fonction de cercles d'appartenance des récepteurs : au « moment des amis » que sont Barbey d'Aurevilly, Asselineau et d'autres, en 1857, succède le « moment des poètes ». Ce sont Banville et Gautier, dix ans après la parution des Fleurs du mal. Vient ensuite le « moment de la jeunesse », quand les défenseurs de Baudelaire, quinze ans après sa mort, se nomment Verlaine, Rimbaud, Huysmans, Bourget, et Barrès. Le dernier moment est le « moment de l’Université » quand, à partir de 1917, on peut considérer que Les Fleurs du mal appartiennent aux œuvres reconnues dans l'enseignement. Les quatre cercles que distingue André Guyaux dans son ouvrage sont des publics lettrés et producteurs d'écrit, dont les contributions sont journalistiques ou critiques. Or, à mesure que l'œuvre est plus largement diffusée et que son aura s'accroît, son public s'élargit et se diversifie : son enseignement au lycée la rend accessible à des lecteurs de moins en moins spécialistes, dont l'appréciation personnelle n'est pas régie par les mêmes normes que celles de la « communauté interprétative »4 initiale. Plus le temps passe à partir de la date de publication, et plus il est nécessaire, de ce fait, d'envisager aussi une réception hors de celle des pairs, comme le montre « le moment de l'Université » dans la classification d'André Guyaux.

Les sciences sociales ont envisagé la différenciation des réceptions par le concept de « cercles » de récepteurs de plus en plus éloignés socialement et professionnellement de l'artiste, pour expliquer la construction du succès d'une œuvre. Que l'on compte trois cercles ou quatre cercles dans la définition du public d'une œuvre,5 cette conception a l'avantage de souligner la nécessité d'une homogénéité de traitement. Dès que l'on sort de la bipartition entre le public professionnel et le grand public, dès que l'on raffine la catégorisation au point que les premiers cercles deviennent plus facilement identifiables, apparaît la nécessité de donner une représentation du dernier. Par opposition à la figure fictive d'Emma Bovary, qui sert parfois à symboliser la lecture naïve d'un public non averti recevant l'œuvre au premier degré, il importe en effet d'envisager le grand public à travers des récepteurs réels ayant fourni une trace de leur lecture : n'est-ce pas de ces lecteurs dont il est question dans le réquisitoire d'Ernest Pinard en 1857, lorsque celui-ci accuse le poète d'avoir offensé la « morale publique » en mettant entre les mains de « lecteurs multiples, de tout rang, de tout âge, de toute condition » un livre dangereux ?6 Le recours aux sciences sociales prend tout son sens dans la mesure où la perspective qu'elles proposent évite, dans l'identification des récepteurs, l'écueil d'une distinction trop brutale entre lecture légitime – celle des « clercs », comme les désigne Michel de Certeau (Certeau 248) – et  autres lectures, pour privilégier l'analyse de réseaux de diffusion du savoir et de la connaissance. Il faut peut-être cependant relativiser le caractère successif des réceptions ainsi distinguées, dans la mesure où certaines lectures non littéraires et n'appartenant pas au domaine de la critique apparaissent, pour Baudelaire par exemple, du vivant de l'auteur. La notion de « communautés interprétatives » définie par Stanley Fish permet de reconsidérer ces divisions, si tant est qu'il soit possible d'en identifier d'assez vastes pour la description d'un public aussi large que celui des Fleurs du mal.

Les réceptions créatrices comme réceptions mixtes

     Ces réceptions créatrices non littéraires doivent-elles être considérées comme une forme de réception par les pairs, dans la mesure où leurs auteurs sont des artistes, et où ils sont parfois polyvalents dans leur création ? Nous voulons montrer au contraire que l'adaptation de l'œuvre ou son interprétation par un autre médium met en jeu un phénomène d'appropriation bien différent de celui de la critique ou du commentaire. L'appropriation n'est pas d'abord un discours sur, mais surtout un discours avec, dans lequel est fait un certain usage du texte: il n'est pas lu uniquement pour lui-même, mais dans la perspective d'une création nouvelle. Ce type de lecture semble donc constituer un intermédiaire entre la relation esthétique au texte – qui caractérise la lecture littéraire – et la relation éthique à l'œuvre. Cette dernière, que l'on peut rapprocher de ce que Hans Robert Jauss décrit dans Pour une esthétique de la réception comme un jugement de l'œuvre rapporté à l'expérience quotidienne, constitue au contraire l'horizon de la lecture ordinaire, non spécialisée. Nous verrons que ces deux tendances sont présentes dans les réceptions créatrices, dont l'étude, à l'intersection de la littérature et des autres arts, est un premier élément dans la représentation d'un public non expert.

Il existe ainsi des adaptations de « L'invitation au voyage » dès 1863. Jules Cressonois l'adapte en musique, mais c'est l'adaptation d'Henri Duparc, en 1870, qui a été retenue par le public. Sa popularité est telle qu'elle joue quasiment auprès des auditeurs un rôle de filtre : on connaît le poème de Baudelaire grâce à Duparc, et l'on écoute les autres adaptations en pensant à la sienne. Les adaptations de Léo Ferré, enregistrées à partir des années 1950, sont un autre filtre important pour la réception à la fin du XXeme siècle. Le peintre Daniel Authouart, qui a illustré Les Fleurs du mal en 1984, dit avoir abordé Baudelaire d'abord grâce à lui. Si l'analyse sémantique de paroles ou de formes semble proche de l'analyse littéraire d'un texte – on note ainsi que Duparc a retranché du poème de Baudelaire la deuxième strophe –, la musicologie permet à Bernard Flament d'approfondir son analyse de « L'invitation au voyage » d'Henri Duparc de manière décisive. Après une étude sur la diction naturelle du poème, il explique comment Duparc a délibérément plié le poème de Baudelaire à sa propre esthétique en plaçant les sommets mélodiques à des moments du texte qui ne correspondent pas aux sommets naturels (Flament, 7sq). De même, l'étude des adaptations graphiques offre quelques pistes intéressantes sur le plan sémantique, mais peut être approfondie par l'étude systématique des témoignages d'illustrateurs. Voyons d'abord comment « L'invitation au voyage » illustrée nous apparaît. Dans le poème de Baudelaire, le poète en appelle à la femme aimée et la prend à partie. « Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux », lui dit-il. Cette invitation prend trois formes distinctes dans les illustrations. La première est la représentation de l'ailleurs, comme chez Edy Legrand ; la seconde est celle de l'amour et du couple explicite ou suggéré par la pose sexualisée de la femme, comme chez Améry Lobel-Riche ; la troisième, minoritaire, est celle de la femme seule, rêvant, comme chez Maggy Monnier. La diversité des lectures de ce poème s'explique par son ambiguïté énonciative, mais aussi par l'association du poème avec une question déjà présente dans l'imagination des récepteurs, celle de la rêverie de la femme ennuyée de sa vie conjugale. On est ici, à la limite, dans le cas de la réception d'un mythe, celui de l'exotisme, plutôt que de la réception d'une esthétique et d'un regard. Or cela ne permet pas de dire pourquoi ces dessinateurs ont illustré Baudelaire en particulier ni d'expliquer pourquoi ils sont si nombreux à l'avoir fait. Les conditions subjectives et objectives de la production de l'œuvre, tant que l'information est accessible, doivent être examinées également.

Le projet de l'auteur, paratexte non littéraire de l'illustration, permet ainsi d'aborder le plan stratégique de la création et constitue un corpus crucial pour l'étude de la réception. Henri Matisse, qui illustre en 1940 Les Fleurs du mal, mais qui a aussi illustré des poèmes de Mallarmé, a laissé un témoignage intitulé Comment j'ai fait mes livres. Ce témoignage ne concerne pas Les Fleurs du mal elles-mêmes, mais éclaire cependant la manière qu'il a de concevoir l'illustration dans un équilibre constant entre la page de texte et la page de dessin. Matisse dessine pour Les Fleurs du mal des portraits épurés, faits de lignes courbes, qui capturent un regard, une attitude. Pour lui, « Le problème était [...] d'équilibrer les deux pages – une blanche, celle de l'eau-forte, et une noire, relativement, celle de la typographie [...] en modifiant [son] arabesque de façon que l'attention du spectateur soit intéressée par la feuille blanche autant que par la promesse de lecture du texte. » L'équilibre recherché met le dessin sur le même plan que le texte et suggère une pertinence mutuelle de l'un par rapport à l'autre. Le texte est autant matière que source. Sophie Verbeek, qui a publié en 2005 une illustration calligraphiée de certains poèmes intitulée Quelques Fleurs du mal, écrit avoir voulu « faire corps avec cette poésie voluptueuse où le pouvoir des mots [...] fut pour [elle] un terreau de recherches » (Verbeek 3). En insistant sur la puissance du texte, Verbeek présente son travail comme une illustration inspirée par la contemplation du grand texte, dont la valeur normative apparaît plus clairement que dans le discours de Matisse. Sur le plan visuel cependant, les dessins de Matisse sont nettement séparés du texte, alors que ceux de Verbeek l'intègrent, le retravaillent par la calligraphie, et l'absorbent. L'approche sémantique de l'adaptation et l'approche rhétorique du témoignage d'artiste, éclairées par les distinctions qu'opère la sociologie dans le phénomène de la lecture, permettent donc de faire des réceptions créatrices un élément de compréhension pour la recherche du grand public. D'une part, l'auteur du travail de réception créatrice peut donner, par son témoignage, une idée de ce que d'autres lecteurs ont perçu de l'œuvre initiale ; d'autre part, ce qui s'expose à travers des réceptions créatrices dans l'espace public peut être analysé dans la perspective d'un consensus culturel.

La survie culturelle ou l'image en creux du grand public moderne

     Le concept historique de survie culturelle permet de rendre compte de traces de la réception qui ne se présentent pas sous la forme de textes mais sous l'aspect d'une présence quotidienne de l'œuvre aux membres d'un groupe culturel. L'étude d'une telle réception, mise en perspective avec des analyses comme celles de Roland Barthes ou de Pierre Nora, permet de définir l'horizon d'attente d'un public distant de la parution de l'œuvre, et de dégager ce qui, chez ce public, est supposé connu. Daniel Milo, qui a redéfini dans sa thèse le concept ancien de « survie culturelle », confronte l'histoire culturelle à une approche quantitative. Selon lui, les sources nécessaires pour étudier la survie de la culture savante sont nombreuses et facilement accessibles. Le nombre de tirages d'un livre, de représentations d'une pièce, le prix de vente, la fréquence des emprunts en bibliothèque, la constitution des programmes scolaires, le nombre de thèses consacrées à un sujet, de rues dédiées à une personne, d'entrées dans une encyclopédie, de citations dans les manuels, tous ces éléments constituent des manifestations indirectes du consensus culturel. Une telle proposition met en lumière des sources valables pour la réception, envisagée comme la construction d'une mémoire collective.

Certains dispositifs sont explicitement liés à un hommage au grand auteur, et la valeur symbolique de leur présence dans l'espace public est alors représentative d'un état du consensus sur la valeur culturelle en question. Pour le cas de Baudelaire, la ville de Paris est bien entendu un terrain particulièrement riche, sur lequel les hommages au poète ont commencé peu de temps après sa mort. Le cénotaphe sculpté par José de Charmoy qui lui a été élevé au cimetière Montparnasse est représentatif d'une tension au sein de la première réception de l'œuvre. Comme le montre André Guyaux, la mise en place du monument a été particulièrement longue. Une souscription avait été ouverte dès 1892 pour une statue dont le sculpteur devait être Rodin, mais le projet fut abandonné en raison même de cette polémique, et finalement confié à un autre sculpteur, dont l'œuvre fut inaugurée en 1902. Les exemples ne manquent pas de cette présence quotidienne des grands auteurs dans la ville : Baudelaire est encore représenté au jardin du Luxembourg, par un buste du sculpteur Pierre-Félix Masseau. De même, certaines demeures parisiennes du poète portent des plaques à sa mémoire. Enfin, à la lecture du bulletin de la Société historique d'Auteuil et de Passy de 1967, dans laquelle il est regretté qu'aucune statue n'ait encore été érigée à la mémoire du poète dans la municipalité, on prend la mesure des enjeux symboliques de l'hommage. En suivant la réflexion de Michel de Certeau sur la notion d'« appropriation » des objets culturels par leurs consommateurs, qui s'étend d'ailleurs à la lecture, ne pourrait-on pas dire que le souci de mémoire est ici une forme d'appropriation, et considérer la réception comme un ensemble dynamique de lectures ou de représentations concurrentes ? L'hommage au grand homme par les communautés locales – comme le montre aussi l'étude de Jean-Marie Privat sur la ville de Ry, que ses habitants présentent comme modèle du Yonville de Flaubert – est un exemple frappant de la réception utilitaire dont toute gloire nationale est l'objet. L'analyse de la survie culturelle et de ces usages de la mémoire est donc partie intégrante de toute étude de réception dont l'objet serait largement connu.

C'est la même interprétation qui s'impose dans le cas des utilisations publicitaires du nom ou des vers de Baudelaire. Cependant, le médium publicitaire accentue encore le phénomène d'appropriation puisqu'il s'agit de vendre un produit en séduisant l'acheteur, alors que le monument dressé à la gloire de l'auteur et au mérite du commanditaire ne suppose pas, lui, d'influence concrète et immédiate sur l'action du récepteur. La sélection opérée par le message publicitaire est donc d'autant plus intéressante pour l'étude d'un horizon d'attente du public général : elle est censée, si le concepteur souhaite bien vendre le parfum, la ligne de bijoux, la crème glacée ou la charcuterie que son annonce présente, correspondre à une vérité ou une valeur largement consensuelle et attirante pour les récepteurs. Elle constitue en quelque sorte ce que l'annonceur conçoit comme le plus petit commun multiple de la réception de l'œuvre de Baudelaire au moment de la conception du message publicitaire. Nous n'analyserons ici qu'un seul de ces exemples. Une grande marque de crème glacée industrielle citait, autour des années 1980, le dernier paragraphe du « Crépuscule du soir » des Petits poëmes en prose, « comme sous le noir présent transperce le délicieux passé ». Inscrite sur l'opercule protégeant la crème glacée et signé du nom du poète, l'expression compare la saveur du produit à celle du souvenir et, en l'absence d'élément comparé dans le texte, associe ce rapprochement inédit au nom du grand poète. Sur le plan émotif, le message transmis est que le produit lui-même est « délicieux ». Cependant, il n'est pas anodin que l'adjectif provienne d'un texte célèbre cité dans les conditions que nous avons décrites : le nom de Baudelaire est là pour suggérer, aussi anachronique que cela puisse paraître, que le produit mériterait à ses yeux le compliment, s'il était là pour le faire. Un tel document peut être exploité de deux manières pour la réception de l'œuvre : d'une part, il apparaît que le seul nom de Baudelaire joue le rôle d'un gage de qualité et suggère le raffinement ; d'autre part, si l'association entre le poète et ce produit particulier est possible, c'est que l'annonceur suppose, chez sa cible, une association déjà existante entre Baudelaire et l'éloge des plaisirs du palais. Un tel matériau constitue un élément précieux dans la définition d'une réception par les publics qui ne témoignent pas eux-mêmes de leur lecture : l'horizon d'attente de ce slogan nous renseigne sur l'image de Baudelaire chez les acheteurs d'un produit de grande consommation –  ici, vraisemblablement les femmes des classes moyennes.

L'hétérogénéité des éléments que nous avons mentionnés comme traces repérables de la survie culturelle de l'œuvre est équilibrée par la possibilité d'une interprétation commune sous le signe d'une appropriation de la référence culturelle. C'est pourquoi un travail à l'intersection de la littérature, de l'histoire culturelle, des sciences sociales et des sciences de la communication paraît prometteur pour l'étude de la réception. Allons plus loin : si l'on veut mesurer l'importance du phénomène d'appropriation par l'image ou par la citation, un dénombrement des statues et une histoire de leur construction semblent nécessaires, de même que la reprise des vers baudelairiens en publicité doit être datée et mesurée. Les analyses statistiques constituent de ce fait un horizon naturel de l'enquête de réception.

L'enquête statistique, élément clé de la définition du public national

     Si les théoriciens de la réception comme Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser se sont d'abord intéressés à l'identification d'un lecteur suggéré par l'œuvre, et à l'horizon d'attente d'un public déductible de sa lecture, il faut noter un intérêt, dans ces études, pour des enquêtes empiriques de seconde main. Jauss fait par exemple référence à l'enquête de son collègue Blitz sur « la hiérarchie littéraire et les goûts personnels des étudiants » en 1973 (Jauss 231). Les sciences sociales semblent donc, dès ce moment, constituer une suite logique pour l'appréhension des publics. Parmi les études quantitatives, certaines des enquêtes déjà réalisées par les instituts de sondage peuvent constituer un premier élément. L'IPSOS a ainsi réalisé en 1989 pour Le Monde et Europe 1 une enquête sur le palmarès des auteurs favoris des professeurs et de leurs élèves. A la question « Parmi les auteurs que vous étudiez en classe, quels sont ceux que, à titre personnel, vous préférez ? », « Baudelaire » est la réponse la plus fréquente (39% des réponses). A la question « Quels sont les auteurs favoris de vos élèves ? » cependant, « Zola » est la réponse la plus fréquente (37% - contre 10% des suffrages chez les professeurs) alors que « Baudelaire » n'arrive qu'en deuxième position. De telles enquêtes ont leur place dans une étude de la réception de Baudelaire, dans la mesure où elles permettent de confirmer que l'intérêt et le goût pour l'œuvre de ce classique moderne sont consensuels. L'étude des programmes de différentes classes et celle des manuels scolaires aurait bien entendu permis de définir un horizon d'attente et d'approcher la réception scolaire. Cependant, une telle enquête comporte des biais – contraintes de coût et de place dans la sélection des textes, disproportion de l'espace alloué à chaque auteur du fait des différences génériques des textes par exemple. Le sondage présenté contourne ces biais pour ne retenir qu'un facteur assez clair : l'intérêt librement exprimé pour l'auteur. C'est aussi la sociologie qui permet d'exploiter ce type de données. Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez dans, Et pourtant, ils lisent..., étudient ainsi les corrélations entre auteurs préférés ou types de lectures préférés, sexe, origine sociale, histoire des pratiques de lecture et niveau scolaire rapporté à l'âge. Artine Artinian, en 1955, avait privilégié une approche qualitative dans son enquête sur l'appréciation de Maupassant par les écrivains contemporains. Chacun répondant à la question posée par une lettre, il lui a donc été possible de dégager à partir d'un discours librement déployé les grands enjeux de la réception de l'auteur dans les termes mêmes de son public, et de montrer par exemple que l'admiration déclarée se doublait parfois d'un aveu d'ennui.

Qu'on s'attache à l'étude des « classiques » ou à l'étude du « canon », les processus d'institutionnalisation et de légitimation littéraires sont des phénomènes aujourd'hui largement mesurables. Alain Viala s'est ainsi appuyé sur une enquête menée dans des lycées catholiques angevins pour déterminer ce que l'école, en France, définissait comme la liste des auteurs « classiques » : « Sans détailler le palmarès, donnons le tiercé gagnant, tel que deux enquêtes l'attestent : Baudelaire, Les Fleurs du mal, Molière, Dom Juan, Voltaire, Candide. Voilà le fleuron des « classiques » du lycée, au niveau de l'épreuve anticipée de français, emblématique de la norme. » (Viala 8). L'édition et les programmes d'enseignement se prêtent bien en effet à une lecture sociologique, et mettent régulièrement en lumière l'intérêt du cas de Charles Baudelaire pour une étude de la réception. Selon un autre sondage réalisée par l'IPSOS, la poésie est en France une lecture minoritaire : seuls 4%  des personnes interrogées affirment en lire. Pourtant, Baudelaire est parmi les poètes que la Ville de Paris choisit d'honorer sur les panneaux municipaux quand, en 1977, elle affiche de la poésie, et apparaît dans le sondage cité plus haut comme l'auteur préféré des programmes scolaires.

     L'étude des réceptions critiques est donc avantageusement complétée par celle des réceptions créatrices et des enquêtes d'opinion. L'intersection entre littérature, histoire culturelle, et sociologie de la lecture permet ainsi de décrire avec plus de précision les publics d'une œuvre et d'en considérer l'extension, c'est-à-dire aussi les limites. S'attacher à la description des publics conduit finalement à s'interroger sur la valeur de l'œuvre dans la perspective d'une construction de l'histoire littéraire et à envisager la légitimité culturelle du classique non plus seulement comme la récompense du talent mais comme le fruit d'une lutte entre ses lecteurs. Si le croisement de ces deux perspectives peut apparaître comme une gageure, la critique à l'intersection a permis de faire émerger de nouvelles conceptions de la réception des œuvres et en particulier de souligner le rôle des relais dans une culture dont la force tient à la fois à sa diffusion et à la possibilité d'une appropriation.


NOTES
1 Voir Robert T. Cargo, qui recense les articles parus en 1950 - 1967, et Lloyd James Austin, 1967.

2 Voir l'ouvrage de William T. Bandy, Henk Nuiten et Claude Pichois, qui répertorie les exégèses des Fleurs du mal jusqu’en 1983.

3 Voir Willian Aggeler pour la critique contemporaine espagnole, et Adrian Wanner pour la réception en Russie.

4 Nous faisons ici référence au concept tel que le définit Stanley Fish : une communauté interprétative est « une structure institutionnelle à l'intérieur de laquelle on entend les énoncés comme déjà organisés en référence à des finalités et à des objectifs supposés » (FISH, 31).

5 Dans How the modern artist rises to fame, Allan Bowness distingue quatre cercles de récepteurs, pour le cas des arts plastiques. L'œuvre est d'abord appréciée par les pairs de l'artiste, puis par les marchands et les collectionneurs, par les critiques et conservateurs ensuite, et enfin par le grand public. Nathalie Heinich a montré que cette liste devait être amendée dans le cas de la littérature, domaine artistique dans lequel la valeur de l'œuvre n'est pas altérée par la copie, et où la conservation prend un sens différent. Pour elle, il ne faut donc considérer que trois cercles de la réception. Celui des pairs, celui des marchands, collectionneurs, critiques et conservateurs ensuite, puis celui que constitue le grand public.

6 Réquisitoire du procureur Ernest Pinard, publié dans la Revue des grands procès contemporains, 1885 (p. 368-387), réédité par André Guyaux dans Baudelaire. Un demi-siècle de lectures des Fleurs du mal (1885 – 1905), p. 216-223.


OUVRAGES CITÉS
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